Magnus, Sylvie Germain (prix goncourt des lycéens 2005)
Un roman bouleversant. Incroyable. D'une intensité époustouflante. Les mots me manquent vraiment et ceux que j'écrive m'apparaissent misérablement fades à côté de ce poudroiement incandescent. Superbe. Indescriptible. Un chef d'oeuvre tellement beau, sensible, vibrant, que plusieurs fois, j'en ai été profondément touchée. Juste. Lisez-le.
Ouverture
D'un éclat de météorite, on peut extraire quelques menus secrets concernant l'état originel de l'univers. D'un fragment d'os, on peut déduire la structure et l'aspect d'un animal préhistorique, d'un fossile végétal, l'ancienne présence d'une flore luxuriante dans une région à présent désertique. L'immémorial est pailleté de traces, infimes et têtues. D'un lambeau de papyrus ou d?un morceau de poterie, on peut remonter vers une civilisation disparue depuis des millénaires. A partir de la racine d'un mot, on peut rayonner à travers une constellation de vocables et de sens. Les restes, les noyaux gardent toujours un infrangible grain de vigueur. Dans tous les cas, l'imagination et l'intuition sont requises pour aider à dénouer les énigmes.
D'un homme à la mémoire lacunaire, longtemps plombée de mensonges puis gauchie par le temps, hantée d'incertitudes, et un jour soudainement portée à incandescence, quelle histoire peut-on écrire?
Une esquisse de portrait, un récit en désordre, ponctué de blancs, de trous, scandé d'échos, et à la fin s'effrangeant.
Tant pis pour le désordre, la chronologie d'une vie humaine n'est jamais aussi linéaire qu'on le croit. Quant aux blancs, aux creux, aux échos et aux franges, cela fait partie intégrante de toute écriture, car de toute mémoire. Les mots d'un livre ne forment pas davantage un bloc que les jours d'une vie humaine, aussi abondants soient ces mots et ces jours, ils dessinent juste un archipel de phrases, de suggestions, de possibilités inépuisées sur un vaste fond de silence. Et ce silence n'est ni pur ni paisible, une rumeur y chuchote tout bas, continûment. Une rumeur montée des confins du passé pour se mêler à celle affluant de toutes parts du présent. Un vent de voix, une polyphonie de souffles.
En chacun la voix d'un souffleur murmure en sourdine, incognito - voix apocryphe qui peut apporter des nouvelles insoupçonnées du monde, des autres et de soi-même, pour peu qu'on tende l'oreille.
Écrire, c'est descendre dans la fosse du souffleur pour apprendre à écouter la langue respirer là où elle se tait, entre les mots, autour des mots, parfois au coeur des mots.
Fragment 2
Il porte sur chaque chose, chaque personne, dont ses parents, un regard plein de candeur et d'étonnement, examinant tout avec minutie. Le regard d'un convalescent qui a frôlé la mort et qui réapprend à voir, à parler, à nommer les choses et les gens. A vivre. L'année de ses cinq ans, il est tombé gravement malade et la fièvre a consumé en lui tous les mots, toutes ses connaissances fraîchement acquises. Il ne lui reste aucun souvenir, sa mémoire est aussi vide qu'au jour de sa naissance. Des ombres néanmoins la parcourent parfois, venues il ne sait d'où.
Sa mère, Thea Dunkeltal, consacre tout son temps à rééduquer son enfant oublieux et mutique, elle lui enseigne de nouveau sa langue, et à mesure elle lui restitue son passé perdu en le lui racontant épisode par épisode, ainsi qu'un feuilleton dont il est le personnage central, et elle la bonne reine veillant sur lui. Elle le remet au monde une seconde fois, par la seule magie de la parole.
Plaisir de lecture : dépasse l'entendement.
"L'imaginaire est l'amant nocturne de la réalité"