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'Hérissoneries'
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16 août 2013

Du Domaine des Murmures, Carole Martinez

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J'ai longtemps hésité avant d'ouvrir ce roman. Sans me l'expliquer, je repoussais l'instant quand l'occasion se présentait, et entamais un autre roman, laissant l'image de celui ci s'effacer jusqu'au prochain choix à faire.
A l'origine, il s'agit d'un cadeau que j'ai fait il y a un an ou deux, guidée par les excellents commentaires et par le Prix Goncourt des Lycéens qu'il s'est vu attribuer. Et ce est l'édition Gallimard, aux pages si agréables au toucher, à la vue, au contact délicat, à la reliure sobre mais claire et élégante, qui renferme ce récit si beau selon les avis.
Et effectivement, il a comblé son destinataire, à tel point que l'image du roman flottant régulièrement dans mon esprit vient directement des injonctives de cette lectrice envoûtée. Peu à peu, elle s'efforçait d'effriter mes barrière, ne comprenant pas, comme moi, pourquoi je ne me jetais pas dessus immédiatement.
Est-ce le contexte de l'histoire qui a retenu ma main ? Le Moyen Âge, l'an 1187 ne trouvait aucun écho de curiosité en moi, phénomène particulièrement rare, et c'est à reculons que j'ai entamé cette lecture.

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Carole Martinez donne ici voix à Esclarmonde, fille du seigneur du domaine des Murmures, ce domaine bâti au sommet de la falaise surplombant la Loue, cette rivière gonflée de contes, et les bois verdoyant par delà l'horizon. A quinze ans, son père, tendre et aimant envers sa seule fille, la chérissant plus que tout, la fiancie, comme le veut la tradition. Mais la jeune demoiselle a des rêves de liberté et d'indépendance, et se réfugie dans un amour bien plus grand, offrant alors sa vie à Dieu en choisissant de s'emmurer vivante dans une cellule attenante à la chapelle Saint Agnès, qu'elle a elle même fait construire. Si jeune, et si déterminée, elle assiste à ses propres funérailles, entre dans son tombeau, et se prépare à ne voir du monde extérieur que ce que lui permet sa fenestrelle pourvue de barreaux. Emplie de foi, elle tourne ses regards vers Dieu, fervente, animée par la religion. Elle est ainsi persuadée d'enfin toucher à la liberté, de se soustraire à la soumission, pour vivre selon son désir et prier à toutes heures, s'enfermer dans la sainteté et la béatitude.

"Je suis Esclarmonde, la sacrifiée, la colombe, la chaire offerte à Dieu, sa part."
"Je suis celle qui s’est volontairement clôturée pour tenter d’exister. Je suis devenue la vierge des murmures."

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Mais Esclarmonde ne se doute pas de ce qui entre avec elle dans son monde de pierre, à quel carrefour entre morts et vivants elle sera placée, à quel point un être peut changer et se façonner au contact d'un monde qui semblait si docile et éloigné. Combien les contes, les croyances, et les fables, sont plus solides encore que son tombeau de pierre, et que la vie d'où qu'elle jaillisse, parvient toujours à se frayer un passage pour atteindre les recoins les plus sombre, se développer, croitre, et bouleverser l'ordre minéral.
Elle se pensait solitaire et retirée, elle ne sera que davantage emportée, immobile dans sa logette, dans les courants humains. Elle imaginait se consacrer à Dieu, elle éprouvera et sondera tous les aspects de l'âme humaine, et vivra plus ardemment que tous, dévorée par la vie, la passion, l'espoir.

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"Car ce château n’est pas seulement de pierres blanches entassées sagement les unes sur les autres, ni même de mots écrits quelque part en un livre, ou de feuilles volantes dissé- minées de-ci de-là comme graines, ce château n’est pas de paroles déclamées sur le théâtre par un artiste qui userait de sa belle voix posée et de son corps entier comme d’un instru- ment d’ivoire.
Non, ce lieu est tissé de murmures, de filets de voix entre- lacées et si vieilles qu’il faut tendre l’oreille pour les perce- voir. De mots jamais inscrits, mais noués les uns aux autres et qui s’étirent en un chuintement doux.
Un menu souffle se lève sur le blanc de la page, se faufile entre les pierres, nous remue l’âme, et c’est dans son haleine que s’esquisse l’ombre vibrante d’un château semblable à ceux qu’on se bâtissait enfant. Et ce sanctuaire spectral dévore le monument majestueux qui se tenait historique et solide sous nos yeux, il y a quelques secondes à peine. Les murmures dessinent des ombres fugitives sur sa façade aus- tère et nous attendons le cœur battant, nous attendons d’y voir plus clair.
La tour seigneuriale se brouille d’une foule de chuchotis, l’écran minéral se fissure, la page s’obscurcit, vertigineuse, s’ouvre sur un au-delà grouillant, et nous acceptons de tomber dans le gouffre pour y puiser les voix liquides des femmes oubliées qui suintent autour de nous."

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Et ici le destin d'Esclarmonde se chuchote à qui tend l'oreille...
J'en suis revenue, le souffle coupé, emporté par ce récit aux tons mystiques, moyenâgeux, à la plume poétique et envoûtante, aux accents suaves, entêtants, tragiques. Ce roman possède une force qui transcende les âges, subtilise le lecteur à son époque, et n'y laisse qu'une enveloppe charnelle, vide, dont l'âme galope en l'an 1187, où s'entremêlent contes et cruauté. Observant le château théâtre de cette histoire immobile mais terriblement vivante, l'auteur nous y plonge le temps de 200 pages frénétiques, et nous devenons prisonniers de cet univers chargé des émotions humaines, des vices et de la beauté de cette quête qui en dépasse l'héroïne, cheval fou lancé brides abattues, regard perdu, sabots fumants.

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"Ma bouche de pierre m’a offert la puissance de la sainte. J’ai soufflé ma volonté depuis la fenestrelle et mon souffle a parcouru le monde jusqu’aux portes de Jérusalem. Mes yeux, dans la tombe entrouverte, ont suivi les croisés en route vers Saint-Jean-d’Acre, jadis nommée Ptolémaïs.
Mais ma voix a déplu, on me l’a arrachée. Et les phrases avalées, les mots mort-nés m’étouffent. La foule des peines souterraines me tourmente. Ce qui n’a pas été dit m’enfle l’âme, flot coagulé, furoncles de silence à percer d’où s’écoulera le fleuve de pus qui me retient entre ces pierres, ce long ruban d’eau noire charriant carcasses d’émotions, cris noyés aux ventres gonflés de nuit, mots d’amour avortés. Saignées de paroles pétrifiées dans leurs gangues.
Entre dans l’eau sombre, coule-toi dans mes contes, laisse mon verbe t’entraîner par des sentes et des goulets qu’aucun vivant n’a encore empruntés.
Je veux dire à m’en couper le souffle.
Écoute !"

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Les yeux dans le vague, j'en suis revenue, petit à petit, morceau par morceau, mais ayant le sentiment qu'une ultime partie de moi réside entre ces pages, comme seuls les grands coups de cœur laissent cette impression.
Le chemin d'Esclarmonde est bien ardu, irréel, et pourtant si puissant, si dévastateur, emprunt d'une force plus intense que de simples mots ne le laissent imaginer.
L'amour divin, l'amour humain, l'espoir, la souffrance, ce récit est une ode aux sentiments, une parabole ensorcelante.
Je suis revenue sur beaucoup de phrases, les relisant pour en savourer toute la délicatesse, l'estétisme et la puissance. Chaque phrase est un fluide écrin, enchâssé dans un conte d'une grande beauté.

 

"Et moi, j’étais entrée dans ma cellule comme en un navire, j’y avais essuyé des tempêtes, abordé des terres inconnues, j’y avais tout perdu et tellement espéré. Comment pouvait-on tant apprendre, tant changer, tant souffrir, tant vieillir, en si petit espace ?"

"Le monde en mon temps était poreux, pénétrable au merveilleux. Vous avez coupé les voies, réduit les fables à rien, niant ce qui vous échappait, oubliant la force des vieux récits. Vous avez étouffé la magie, le spirituel et la contemplation dans le vacarme de vos villes, et rares sont ceux qui, prenant le temps de tendre l'oreille, peuvent encore entendre le murmure des temps anciens ou le bruit du vent dans les branches. Mais n'imaginez pas que ce massacre des contes a chassé la peur! Non, vous tremblez toujours sans même savoir pourquoi."

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"Certes ton époque n'enferme plus si facilement les jeunes filles, mais ne te crois pas pour autant à l'abri de la folie des hommes. J'ai vu passer des siècles, l'histoire n'a jamais cessé de chambouler nos vies et les évidences sont infiniment fragiles.
Les certitudes sont de pâte molle, elles se modèlent à volonté."

Entrez dans ce conte, sans appréhension, sans doutes, délaissez vos pensées de notre siècle, drapez vous d'innocence, ne ceuillez aucune bribe échappée malencontreusement avant d'arpenter les pages, enveloppez vous de ces mots murmurés, choisis, insufflés de la Vie elle même, qui a rattrapée celle qui pensait s'y soustraire.

Les 20 premières pages ici

L'avis de Anne (Des mots et des notes)

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Commentaires
D
Bonjour -Perrine-, il est sûr que ce roman est une belle expérience rien que l'écriture. Bonne année chargée et pleines de promesses.
É
je viens de le terminer et j'ai beaucoup aimé aussi
M
Je ne crois pas le lire, mais ton billet est 'au-dessus de la coche' comme d'habitude! :)
S
J'ai reçu le livre récemment grâce à un échange sur un forum et je n'ai toujours pas trouvé le temps de le lire, bien qu'il me fasse de l'oeil. Ta chronique me donne vraiment envie de l'ouvrir maintenant ^^
S
il est dans ma pal depuis quelques jours - vu que c'est peu pour ma pal :P, je vais encore un peu attendre, mais ton billet est épatant :)
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